2. Le métro

J’attends l’arrivée du train debout sur le quai, bien derrière la bande de sécurité pour être certaine de ne pas trébucher trop en avant au mauvais moment. Il n’y a pas beaucoup de monde à côté de moi, c’est une heure creuse et j’ai bon espoir d’avoir tout de suite une place assise. Mon trajet va être assez long et il faut absolument que je révise.

Le métro arrive et je monte dans la rame après avoir laissé des passagers descendre, contrairement à deux personnes qui se précipitent à l’intérieur à peine les portes ouvertes, bousculant presque les voyageurs. J’affiche un air scandalisé pour le principe, mais ce n’est pas la première fois que j’assiste à ce genre de scène et de toute façon il reste un strapontin de libre. Je m’installe et sors mon cahier. 

En jetant un oeil dans le wagon, je croise le regard d’un homme un peu étrange qui me fixe. Il me fait un clin d’oeil et affiche ses dents jaunes. Je ne sais pas si c’était une grimace ou un sourire mais j’en ai assez vu. Heureusement, il est installé un peu plus loin. Je fais semblant de n’avoir rien remarqué et commence ma lecture. Je le sens qui me fixe et me concentre pour rester neutre et ne pas lever les yeux pour vérifier. Je relis trois fois la même phrase sans la comprendre tant cette pensée m’occupe l’esprit, puis je décide de me ressaisir et me plonge dans mes révisions. Pas le temps pour ce genre de conneries, s’il fallait être perturbée à chaque fois qu’on se retrouve face à un dingo on n’irait pas bien loin dans la vie. 

A la fin de la première page, je décide de vérifier l’air de rien si le fou est toujours là. Je regarde d’abord par la vitre en prenant un air pensif, puis balade innocemment mon regard dans le wagon. Merde ! Il est encore là et surtout il me fixe toujours, cette fois en rigolant. Ça commence à m’inquiéter… Même si ça ne garantit absolument aucune sécurité, ça me rassure qu’il y ait un peu de monde. J’essaye avec beaucoup de difficulté de feindre l’indifférence et fais semblant de replonger dans ma lecture. En vérité, impossible de me concentrer, je passe en revue toutes sortes de scénarios catastrophes possibles, du plus probable au plus délirant, tout en réfléchissant à la meilleure façon de réagir pour chaque cas. 

Je n’ai pas eu le temps de pousser trop loin mes hypothèses qu’une guitare surgit sous mes yeux et qu’un jeune homme me tire brusquement – et bruyamment – de mes réflexions. Rarement vu quelqu’un chanter aussi mal et aussi longtemps. Il nous fait cinq chansons d’affilée, certes pas trop faux, mais beaucoup trop fort. Après nous avoir hurlé « Aux Champs Elysées », le jeune prodige s’est ensuite occupé à donner de nombreux coups de guitare accidentels en passant parmi nous pour nous soutirer de l’argent d’un air insistant. Maintenant il faudrait même payer pour se faire casser les oreilles…

Une fois le chanteur parti, je constate avec satisfaction que le dingue qui me regarde depuis le début a profité de cet intermède musical pour s’éclipser. Tentant une seconde de réprimer ce réflexe paranoïaque, je me retourne tout de même pour être bien certaine qu’il ne s’est pas installé derrière moi et constate que non. On entend déjà notre chanteur crier un wagon plus loin, mais le bruit du train en marche finit par couvrir sa musique et je parviens à plonger dans mes révisions et à bien avancer.

Je poursuis ma lecture pendant quelques stations, à peine dérangée par deux ou trois entrées brutales où il vaut mieux ranger ses pieds rapidement si on ne veut pas se les faire piétiner. A part ça, pas de trompette et pas de nouvel individu suspect. J’avance bien.

Deux stations plus loin et alors que la rame commence un peu à se remplir, faisant monter la côte des strapontins en flèche, il me semble détecter du coin de l’oeil une vieille personne. Je n’ose pas lever les yeux pour vérifier. S’il s’agit bien d’une personne âgée je vais être obligée de me lever pour lui céder mon siège, perdant alors ma précieuse place assise. Sans compter qu’avec mes deux sacs, mon cahier et le monde installé n’importe comment au milieu, je me retrouverais dans une position inconfortable et finirais probablement par faire tomber quelque chose ou tomber moi-même à cause des secousses du métro, et ce n’est pas souhaitable. Je tente discrètement de confirmer ou d’infirmer la présence potentielle de la vieille personne et constate à mon grand regret que le doute n’est pas permis. Il y a une canne à l’appui. Si certains ont de loin une allure de personne âgée bien avant l’heure, ici aucune hésitation possible, c’est bien une vieille dame à trois pattes. 

Me sentant trop coupable de rester hypocritement assise pendant qu’une vieille dame risque sa vie, je me résigne et me prépare à lever les yeux en feignant de ne la remarquer qu’à l’instant. Mais à peine ai-je commencé à relever la tête avec un air soigneusement naïf et innocent que le jeune homme assis à côté de moi bondit de son siège et se répand en excuses de n’avoir pas remarqué cette dame tout de suite, gâchant mon effet à moi. Il va même jusqu’à aider la mamie à s’installer sur le strapontin, avant même que j’aie eu le temps d’esquisser un début de geste pour lui céder le mien. Si lui aussi faisait semblant de ne pas l’avoir vue en espérant que je me lève en premier, il est certain qu’il joue la surprise et l’empressement beaucoup mieux que moi, mais très franchement sa réaction immédiate et sincère crève les yeux, me faisant sentir misérable d’avoir d’abord hésité un instant ou deux. Et la vieille dame d’en rajouter en s’étendant sur la gentillesse de mon voisin. Je replonge dans mon cahier pour cacher ma honte et mets de longues minutes à pouvoir me concentrer à nouveau. 

La mamie finit par quitter le wagon, emportant avec elle la plus grosse partie de mon malaise et je parviens (enfin) à être tranquille pendant quelques stations. Ma lecture avance bon train. Malheureusement pour moi, le métro ne cesse de se remplir à chaque arrêt et je finis par être contrainte de me lever pendant que les nouveaux arrivants se pressent à l’intérieur. Par une opération de contorsion délicate je parviens à coincer mes sacs sans faire tomber mon cahier ni cogner qui que ce soit. Le bip retentit longuement, les portes se ferment et le métro bondé repart. En levant les yeux, j’aperçois écrit en gros le nom de la station où je dois descendre. Je viens de louper mon arrêt. 

A la station suivante, je descends pour faire le chemin en sens inverse et constate deux choses : le métro est encore plus rempli dans l’autre sens, et surtout je n’ai même pas lu la moitié de ce que j’avais prévu…


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